Par Robert Lodimus
Radio-Télé BIPAM
2 Février 2024
7 février 1986. Les États-Unis embarquent le président haïtien Jean-Claude Duvalier et sa famille dans un avion qui atterrit en France. Mettant ainsi fin à 29 ans d’exercice, de pratique de pouvoir politique dictatorial qui a assassiné des milliers de citoyens. Durant toutes ces années de terreur, de répression et d’horreur indescriptibles, la porte de l’existence des Haïtiens restait ouverte sur le vide du mutisme, le résignationnisme morbide, les prisons carnivores de Fort Dimanche ou des Casernes Dessalines, la dénonciation traîtresse, la torture physique, la détresse psychologique, la mort violente…et, pour les plus chanceux, l’exil.
Le soleil se levait timidement sur un pays moribond, impotent qui commençait à gazouiller le mot « Liberté ». François Duvalier avait enlevé à la Nation tous ses droits citoyens. Il a rédigé et appliqué lui-même une constitution qui bannissait le mécanisme de l’alternance de la présidence. La constitution de 1964 qu’il imposa à la population craintive avait fait de lui le nouvel empereur d’Haïti, avec le droit de désigner son successeur.
À la mort de François, le 21 avril 1971, Jean-Claude Duvalier, à l’âge de 19 ans, s’est retrouvé sans expérience politique, à moitié débile, à la tête de son pays. Aidé de certains criminels (Luc Désir, Albert Pierre alias Ti Boule, le Dracula Luckner Cambronne…) qui étaient déjà à la solde de son père, il a dirigé les Haïtiens lui aussi d’une main de fer. L’assassinat crapuleux des trois élèves, Jean Robert Cius, Mackenson Michel, Gabriel Ismaël, le 28 novembre 1985 dans la ville des Gonaïves, a intensifié les hostilités qui ont conduit au renversement de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986. Les États-Unis ont résolu de confier le pouvoir à une junte civilo-militaire dirigée par le général « soûlard » et « bambochard », Henri Namphy, décédé le 26 juin 2018 en République dominicaine. Dès le lendemain du départ de la famille Duvalier pour l’exil, la fièvre de retour s’est emparée de la diaspora haïtienne. Les exilés affluaient de toutes parts. Sur les murs de la capitale, on y observait une prolifération de caricatures colorées, surplombées de slogans pimentés :
« Haïti Libérée… »
« Américains, allez-vous en de mon pays…! »
« La queue du macaque est coupée… »
Les persécutés d’hier étaient subitement devenus les nouveaux acteurs – il faut le reconnaître – de ces instants d’horreur et d’atrocité incontrôlables. Les persécuteurs, les bourreaux de 29 ans de cruauté politique, comme dans un conte de feu, étaient forcés d’endosser les manteaux de souffrance et de frayeur, pour être conduits ensuite au bûcher ou à l’échafaud de l’expiation et de la vengeance. La peur changeait de camps. Les foules grisées dans la macération de frustration et de liesse détruisaient tout sur leur passage. Cette chasse aux sorcières, pareille aux dix plaies d’Égypte, a semé la terreur du défoulement exubérant et vindicatif dans tous les départements géographiques du pays. Une odeur de chair humaine brûlée se mélangeait à l’air déjà insalubre des villes, des bourgs et des villages. C’était l’époque trépidante du « raché manyòk ou, bay tè a blanch… » (…arrachez votre manioc…, débarrassez nos terres…, et foutez le camp… à tout jamais!) Rome brûlait. Les Haïtiens contemplaient les ruines du château de Néron en jouant de la cithare. Le revers de l’histoire, quoi! Comme l’a si bien dit le curé dans le film de Roman Polanski, Tess d’Uberville : « De très haut, les puissants tombent! »
C’est dans cette atmosphère vaporeuse de massacre ciblé et de griserie de l’action vengeresse que les exilés venus de tous les coins de la planète déferlaient sur Port-au-Prince. Pour la plupart de ces individus, une rentrée triomphale après trois décennies de souffrances nostalgiques et d’errance en terre étrangère. Gérard Pierre-Charles figurait parmi eux.
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Robert Lodimus :
M. Gérard Pierre-Charles, vous êtes revenu en Haïti à la faveur des événements du 7 février 1986 ?
Gérard Pierre-Charles :
Oui, je suis revenu de l’exil en avril 1986, c’est-à-dire deux mois après la chute de Jean-Claude Duvalier [1]. J.ai fait ma valise et je suis rentré. J’avais tout laissé au Mexique : mes livres, ma carrière universitaire et professorale, aussi bien que ma famille. Je suis revenu en Haïti participer à cette bataille pour la démocratie.
R.L. :
Avec une vision particulière? Retourner pour faire quoi?
G.P.C. :
Retourner pour participer à la construction de la démocratie.
R.L. :
Expliquez-nous?
G.P.C. :
Nous étions très conscients que la chute du régime en place ne signifiait pas l’éclosion de la démocratie. J’étais moi-même très clair à ce sujet. J’ai écrit en mars 1986, peu avant de rentrer, un article titré « La construction de la démocratie en Haïti ». Pourquoi?
R.L. :
Dites-le nous vous-même?
G.P.C. :
Pour des raisons bien précises… Je sentais que le duvaliérisme avait laissé beaucoup de ruines. D’abord, la ruine desmentalités; ensuite, celle causée par des plaques de pourrissements diagnostiquées dans les organes des sociétés d’État… En plus des structures politiques du duvaliérisme encore présentes dans le pays, différents groupes et organisations du secteur démocratique étaient revenus à la capitale avec des missions et/ou des influences divergentes. Je sentais qu’Haïti allait passer par une longue période de « transition démocratique ». À l’époque, je l’ai répété au cours de plusieurs entrevues accordées aux stations de radio et de télévision. Il fallait participer à la construction de la démocratie. Édifier la démocratie en termes de formation des individus, y compris les jeunes. Je parle de formation qui touche la construction des structures politiques, l’aménagement des plateformes de structures sociales… Enfin, tout ce qui constitue les éléments essentiels sans lesquels la démocratie n’arrive pas à évoluer et prospérer.
R.L. :
7 février 1986, c’est le commencement d’un grand espoir, le début d’un rêve de changement pour tous les Haïtiens qui ont souffert, d’une façon ou d’une autre, des vint-neuf ans du pouvoir politique dictatorial, répressif des Duvalier père et fils. Cependant, et jusqu’à présent, les attentes des masses populaires ne sont pas comblées sur les plans social et économique. Nous sommes en 1998. Il ne faut pas parler d’un pays qui stagne, mais qui recule; un pays qui marche à reculons; un pays qui régresse à tous les niveaux. M. Pierre-Charles, à quoi faut-il attribuer cette décadence de la République d’Haïti? Par quoi faut-il commencer pour expliquer cette descente rapide, vertigineuse aux enfers?
G.P.C. :
Là, je vous dirai que je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas d’accord qu’Haïti ait régressé par rapport à l’époque des Duvalier. Ni avec ceux qui disent que l’Haïti de 1804, 1806, 1810 avait régressé par rapport à l’Haïti coloniale. La régression se fait dans un domaine déterminé, pour un secteur déterminé; mais en termes historiques, on ne pourrait pas dire que la société ait régressé.
R.L. :
Prouvez-nous qu’Haïti n’a pas régressé?
G.P.C. :
Non! Vous devriez prouver qu’Haïti a régressé…!
R.L. :
Certains observateurs reconnaissent volontiers qu’Haïti était bien meilleure à l’époque des Duvalier sur le plan économique qu’aujourd’hui, parce que, selon eux, il n’y avait pas toute cette misère que nous constatons dans la société, disent ils…
G.P.C. :
La misère sans doute s’est accentuée. C’est un phénomène qui est observé depuis des décennies avec la dégradation structurelle que vit Haïti au niveau de la production. En effet, le volume de la sous-traitance a diminué, mais il y a de nouveaux agents économiques dynamiques qui sont apparus. Il existe des changements dans l’économie qu’il convient d’évaluer dans tout effort de diagnostic de la situation économique. Pour moi, dire en termes absolus qu’Haïti a régressé, c’est admettre que la dictature convenait mieux à ce pays. Cela ne correspond pas à la réalité historique. Il faut essayer de détecter les nouveaux visages, les nouveaux acteurs, les nouveaux mouvements de développement économique. Par exemple, le développement même du système bancaire reflète un secteur d’accumulation de capitaux. Ce mouvement s’accompagne de phénomènes de dégradation. Port-au-Prince est devenu une ville immense avec une population dans un état déplorable, lamentable sur le plan économique et social. Là, on peut dire que c’est la prolongation d’une tendance de la crise structurelle qui était visible en 1986. Mais depuis, il n’y a pas eu d’investissement dans le pays.
R.L. :
À cause de quoi?
G.P.C. :
À cause, justement, de cette période de bouleversements sociaux.
R.L. :
De l’instabilité politique?
G.P.C. :
De l’instabilité politique, certes… Depuis 1986, il n’y a pas eu d’investissements privés directs. C’est le seul pays de l’Amérique latine qui, depuis 1986, dis-je, n’ait pratiquement pas reçu d’investissement. Cela constitue un des éléments de cette dégradation que l’on observe dans certains domaines. Et dans l’ensemble, durant douze ans, il n’y a pas eu non plus de politique économique. L’obsession vitale des Haïtiens se manifestait dans la lutte pour la démocratie. On a perdu dans certains domaines comme la sous-traitance. Dans d’autres par contre, il y a eu des mutations; cependant, dans la politique, les acquis sont manifestes.
R.L. :
Quels sont ces acquis?
G.P.C. :
Les acquis, dites-vous? Quels sont-ils? C’est le fait que nous puissions nous asseoir vous et moi, et parler ouvertement de démocratie et de régimes politiques, alors qu’à l’époque qui correspond au totalitarisme duvaliériste, il n’y avait pas cette possibilité là. Je crois que le peuple a grandi dans sa compréhension et dans son rôle d’acteur politique, dans sa participation à la vie active de son pays, et finalement, dans sa capacité critique même d’analyser le comportement de ses leaders. Je crois que ce sont les acquis importants en termes historiques qu’il faut signaler… fièrement.
R.L. :
Vous dites qu’Haïti n’a pas régressé. Cependant, nous constatons que tout va mal dans ce pays. Tout. Absolument tout. Le taux de chômage y est vertigineux. Seriez-vous prêt à dire que les temps, sur le plan économique, sont bien meilleurs qu’avant?
G.P.C. :
Vous savez, en cette matière, on ne peut pas insinuer que les choses sont noires ou blanches. C’est justement le propre de l’analyse scientifique de considérer dans chaque situation ses aspects positifs et ses aspects négatifs. On peut trouver des domaines où les indices de développement puissent être défavorables. Mais si on voit l’évolution de la société globale dans la combinaison de ses aspects politiques, sociaux, culturels, idéologiques, eh bien, on peut dire qu’il y a eu, dans le cadre de la crise structurelle, une mutation d’une période donnée caractérisée par le régime des Duvalier, jusqu’en 1986, à une nouvelle période.
R.L. :
Dans quel domaine Haïti aurait-elle régressé?
G.P.C. :
Je vous répondrai, sans hésiter, la production globale, la sous-traitance. Si vous analysez la valeur des exportations D’Haïti… Les exportations diminuent, alors que les importations augmentent de façon considérable. On ne peut pas rentrer dans le manichéisme pour déclarer: ou c’est bon ou c’est mauvais. Il faut tout simplement suivre cette mutation de 1986 à 1998 qui se manifeste au niveau du régime économique et social. Il y a de nouveaux acteurs sociaux, politiques et économiques. Et de nouveaux phénomènes de société liés à l’émigration et à la mondialisation du mode de consommation. L’important, c’est d’étudier, de bien comprendre ces accommodements. Et je crois que nous tous, nous faisons mauvaise route quand nous n’arrivons pas à comprendre cette mutation. Si on regarde simplement les indices de production qui ont baissé, on ne pourra pas expliquer comment Haïti arrive à survivre. Mais il y a des phénomènes nouveaux qu’il faut déceler. Il faut reconnaître que le processus de mutation entre l’époque du totalitarisme et la situation de liberté totale actuelle sur le plan économique et social crée des réalités différentes.
R.L. :
En 1986, nous pouvons le dire, certains politiciens « ont vendu la peau de l’ours avant même de l’avoir tué. » Ils ont confondu « insurrection » et « révolution ». Surtout dans les stations de radio. Les journaux et revues aussi. Pour ainsi dire, le concept de « révolution » était utilisé à tort et à travers. Répétiez-vous également à cette époque, comme certains de vos collègues et adversaires politiques, qu’Haïti venait de faire une « révolution 1» avec le départ de Jean-Claude Duvalier?
G.P.C. :
Je l’avais qualifiée de « période de construction de la démocratie ». Naturellement, en Haïti, on a parlé de la révolution de 1946 qui n’était pas une révolution. On a parlé de la révolution de 1957, qui n’en était pas une non plus. Certains parlent aussi de la révolution de 1986.
C’est justement un regard qui s’attache exclusivement à des changements dans le régime politique, dans le scénario des acteurs visibles.
J’avais moi-même compris que 1986 ouvrait un champ immense à la possibilité de construire le pays, défrichait un immense terrain à l’espoir. Il était très clair qu’il ne s’agissait pas simplement de changement d’un gouvernement à un autre gouvernement. C’était le début d’une longue période de transition qui allait conduire à des transformations réelles dans la société.
Au départ, c’est vrai, je percevais que ces transformations allaient être plus positives, mais dans l’ensemble, je n’ai pas vu 1986 comme « la révolution ».
R.L. :
Quand on parle de ce février 1986, quand on parle d’acquis, on voit toujours la liberté d’expression. Mais la liberté d’expression n’est pas du tout suffisante pour parler de démocratie…
G.P.C. :
Oui… Mais c’est un des éléments importants de la démocratie. Je crois qu’accéder à la liberté d’expression, se libérer de la peur ont représenté un gain énorme pour Haïti. N’oublions pas que durant ces années, nous étions tous « sous le cataplasme de la peur », pour répéter les mots célèbres d’Anthony Phelps. Depuis 1986, les nouvelles conditions sociales ont permis au moins de respirer. Ensuite, il y a eu une certaine participation politique.
R.L. :
Je vous pose la question directement. Sans détours. Comment expliquez-vous l’échec du mouvement de février 1986? C’en est un, à bien des égards, et il faut l’avouer, n’est-ce pas?
G.P.C. :
Je ne sais pas ce que vous appelez « l’échec ». Je dis simplement que le mouvement de 1986 a été le commencement de la « déduvaliérisation » de la République d’Haïti. La chute de Duvalier est un acquis historique; le processus a continué. Pour moi, il faut mesurer les événements historiques à leur juste valeur.
R.L. :
Êtes-vous vraiment arrivés – je fais allusion aux politiques et aux politiciens – depuis tout ce temps-là à « déduvaliériser » Haïti?
G.P.C. :
Dans une certaine mesure, je crois que oui…
R.L. :
Qu’est-ce cela veut dire « dans une certaine mesure »?
G.P.C. :
Dans la mesure où, premièrement, les organismes politiques ne correspondent plus, dans leur forme et dans beaucoup d’aspects de leur contenu, à ceux de l’époque des Duvalier… Fondamentalement, je me réfère aux organismes de répression. Par définition, un régime totalitaire se caractérise par le développement des forces répressives. Cela revient à dire qu’il y a des avancées positives. Il n’y a plus d’armée1 dans ce pays. Il n’y a plus de police répressive, caractéristique de l’époque, propre à l’époque dont nous parlons. La prison Fort Dimanche n’existe plus; ainsi que tout l’appareillage qui a constitué une des caractéristiques essentielles du régime duvaliériste. Deuxièmement, nous assistons à la construction graduelle des institutions démocratiques. Le processus est lent; la démarche est difficile… Je fais allusion à une en particulier qui a pour nom la « Présidence », et qui doit être régie par les règles de l’alternance démocratique. Une autre encore qui s’appelle le « Parlement » et qui malgré toutes ses faiblesses, reflète l’émergence d’un nouveau système politique. D’autres organes de l’État de droit, essentiels en démocratie, commencent à naître. Le système judiciaire reprend au fur et à mesure certaines de ses fonctions. Durant l’époque du duvaliérisme, le système judiciaire n’existait pratiquement pas. Pour moi, c’est le passage d’un « régime totalitaire » à un « régime démocratique ». Mais aussi, je le reconnais, il y a une vieille histoire du duvaliérisme avec toutes ses conséquences…
R.L. :
Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui au niveau du système judiciaire? Tous les jours, les gens continuent de réclamer justice…
G.P.C. :
Bon…! Il y a peut-être une insuffisance de « justice », et un manque d’observation des règles de « justice ». Mais la « justice » n’est plus au service de la répression comme avant. À une époque où les tribunaux n’existaient pas, tout se réglait à coup de pistolet.
R.L. :
Et aujourd’hui?
G.P.C. :
Aujourd’hui, vous pouvez parler. Je peux parler. Nous avons conquis un espace politique qui est le fruit de ces années de lutte auxquelles ont participé des centaines de milliers d’Haïtiens. Pour moi, c’est ce qu’il faut défendre, c’est de l’acquis réel.
Vous savez, le propre de l’analyse politique, c’est de percevoir les nuances; c’est de constater les différences. On ne peut pas dire que c’est un changement de la « nuit » au « jour »; mais l’Haïti de 1998 est un pays où les gens peuvent s’exprimer librement. On peut dire que sa caractéristique essentielle, c’est la transition vers la démocratie, avec des acquis réels, et aussi des insuffisances réelles. Pour moi, c’est comme cela que le processus historique opère.
Robert Lodimus :
Dans un discours prononcé au Kremlin le 14 février 1975, au cours du déjeuner offert en l’honneur du Premier Ministre britannique, M. Harold Wilson, le président Brejnev déclarait:
« Les peuples du monde espèrent que la détente internationale se traduira aussi vite que possible par des actes concrets qui contribueront à améliorer la vie de millions de gens. Ralentissement de la course aux armements, limitation des préparatifs militaires des États et réduction des dépenses militaires et extension de la coopération économique pacifique et de toutes autres formes de coopération entre eux. Nous pensons qu’aujourd’hui, alors que de nombreux pays occidentaux se heurtent à des difficultés économiques sérieuses, progresser dans ce domaine, aux yeux de l’opinion publique, devient une tâche encore plus urgente. »
Mais, selon ce que nous constatons, le centre ne fait aucun effort pour améliorer les conditions de l’existence humaine au niveau de la périphérie. Finalement, il revient aux peuples des pays en voie de développement de se donner les moyens d’atteindre un niveau de développement économique qui se situerait, au moins, dans les normes de la décence sociale. En Haïti, comment cela pourrait-il se faire?
Gérard Pierre-Charles:
1975 se situe dans une époque qui a un sens historique. C’est l’époque où le Tiers Monde avait une très grande place dans l’histoire de la planète, parce qu’il existait un monde socialiste puissant. Époque où l’affirmation du Tiers Monde comme puissance, comme espace de pouvoir mondial se manifestait par la crise du pétrole. En 1973, comme vous le savez, les prix du pétrole ont augmenté, passant de 3 à 12 dollars le baril. Le Tiers Monde se trouvait avec une très grande capacité d’influer les processus internationaux. C’est le moment où, par exemple, le Vénézuela, le Mexique, sont parvenus à des niveaux de ressources financières extraordinaires. C’est le moment aussi où la dette de ces pays a commencé à augmenter de façon exagérée, sous l’effet des grandes illusions créées par la hausse du prix du pétrole. C’est encore l’époque où l’Union Soviétique a commencé à perdre son hégémonie du point de vue technologique et du point de vue de l’accumulation de capital à l’échelle mondiale. Dans une volée d’illusions, beaucoup de peuples parlaient d’un « nouvel ordre économique international ». On pensait que ce « nouvel ordre économique mondial » allait être mis au service des peuples. Vingt ans après, nous sommes en 1996-1998, le monde socialiste s’est effondré. Le Tiers Monde n’a plus la place qu’il occupait… La problématique du développement se pose en termes beaucoup plus dramatiques qu’il y a vingt ans. Quel est l’avenir des peuples du Tiers Monde? Dans quelle mesure peuvent-ils se construire un espace d’autonomie, libéré des emprises de la mondialisation?
R.L. :
C’est un grand dilemme… Et c’est la question fondamentale. Qu’en pensez-vous, vous-même?
G.P.C. :
C’est justement le grand dilemme. Y compris en Haïti… Va-t-on se laisser entraîner comme une particule de poussière dans le grand mouvement historique de la mondialisation? Y a-t-il des espaces autonomes où – en fonction des caractéristiques particulières de la société haïtienne, de notre histoire, de notre économie, de notre culture, de notre étape actuelle de changement – pourraient se manifester des zones de développement national?
Pour moi, c’est ainsi que le problème se pose. Quelle dimension nationale faut-il donner au phénomène de la mondialisation que l‘on impose à nous tous? C’est en ces termes que je m’interroge.
Haïti, après avoir fait un bout de chemin dans la perspective du changement démocratique, après avoir résolu certains problèmes fondamentaux de respect des droits humains, de libertés, de l’État de droit, aujourd’hui, a l’urgente nécessité de résoudre les problèmes économiques et sociopolitiques. Sinon, tous les acquis de la démocratie peuvent être remis en question. Et pour moi, c’est très significatif que certaines gens aient le sentiment – c’est peut-être l’idée qui a dominé une de vos questions – que la démocratie a fait marche arrière et que c’est la dictature qui nous conviendrait.
Un autre défi se pose: comment profiter de la démocratie? Comment donner à la démocratie la base indispensable de développement économique et social pour que les gens arrivent à y croire?
R.L. :
En Haïti, vivons-nous vraiment en période démocratique?
G.P.C. :
Ah! oui… Nous vivons une période démocratique. Pour moi, il n’y a aucun doute là-dessus. Il y a eu des acquis… Évidemment, la démocratie ne se construit pas en un jour. Il nous manque la culture démocratique. Une culture démocratique qui manque encore également aux secteurs populaires. Cela ne s’obtient pas en clignant de l’œil. Je sens que ce processus a permis la libération, dans une certaine mesure, des esprits; il a favorisé la création d’institutions. Mais là, il faut reconnaître que c’est une grande faille, il n’a pas conduit au résultat d’une éducation démocratique suffisante…
R.L. :
M. Gérard Pierre Charles, vous avez fait toute la différence. Vous dites : « Nous vivons une période démocratique. » Donc, nous ne vivons pas forcément en « période démocratique »…
G.P.C. :
Bon, ce sont des nuances. Nous avons fait de très grandes acquisitions dans le domaine démocratique. Ce qui nous manque, c’est surtout l’effort, non seulement pour construire une économie et une société qui constituent la base de ces acquis, mais aussi pour arriver au niveau de l’éducation, de la formation, à mieux préparer ce peuple qui a vécu de longues années de dictature, à la conscience démocratique : ceci au niveau des rapports humains, du respect de l’autre, du respect d’un phénomène essentiel comme celui des élections, par exemple. C’est le grand effort qui doit être fait. La presse est conviée à y participer, à y jouer son rôle, tout comme les institutions politiques, les agents de socialisation telle que l’école, la famille et l’église. Tous ces secteurs doivent contribuer à la formation démocratique de ce peuple.
R.L. :
M. Pierre-Charles, il y a des secteurs politiques, des observateurs nationaux et
même internationaux qui rendent certaines instances de la communauté internationale responsables des malheurs des Haïtiens. Ces pays auraient tout fait, semble-t-il, pour empêcher la République d’Haïti d’accéder à l’épanouissement social, au progrès économique et à l’essor culturel. Vous ne vous engageriez pas dans cette trajectoire? Dites-nous?
G.P.C. :
Cela correspond sans doute au 19ème siècle, c’est-à-dire, quand le pays a obtenu son indépendance en 1804. Dans un monde dominé par le colonialisme et le racisme, le fait de l’indépendance de cette nation nègre a constitué vraiment une gifle pour les grandes puissances, pour les mentalités de l’époque. Durant le 19e siècle, Haïti a été victime de discrimination et d’apartheid dans ses rapports avec l’étranger, ce qui a marqué profondément la nation.
R.L. :
Pourrait-on ajouter que l’élite haïtienne doive également être mise en cause dans les malheurs qui déstabilisent le pays?
G.P.C. :
En termes de développement économique et social d’Haïti, on ne peut pas se libérer de toutes les fautes et les attribuer seulement aux autres. Je crois que l’élite haïtienne, l’élite gouvernementale, l’élite politique, l’élite économique de ce pays sont responsables du fait qu’Haïti n’ait pas pu entrer dans une phase dynamique de développement.
À partir du 19e siècle, une telle dynamique a suscité le progrès de beaucoup de pays de l’Amérique Centrale et des Caraïbes: Guatemala, Honduras, Nicaragua, République Dominicaine et Jamaïque, qui étaient encore très arriérés. Au début du 19e siècle, l’impérialisme s’est manifesté dans ces pays par des occupations militaires et par toutes les formes de main mise économique; en même temps aussi, dans ces pays, les élites ont su arriver à créer des processus d’accumulation, des processus de transformation qui leur ont permis à partir d’une époque d’arriération, où le latifundio excellait, de prendre le train du développement capitaliste et de la modernisation. Et aujourd’hui, la mondialisation, la globalisation…
Pour moi, l’élite haïtienne a raté ce pari. Il y a un pays que j’ai étudié particulièrement : le Costa Rica. Ce pays, entre 1880-1890, avait une faible exploitation caféière en comparaison avec Haïti. Mais l’oligarchie caféière costaricaine a compris qu’elle devait se transformer en un secteur d’entrepreneurs de café. Eh bien, ils ont transféré leurs capitaux en transformant les latifundia de café en des fermes modernes capitalistes.
Les élites haïtiennes – intellectuelle, politique, économique et culturelle – ont failli à leur rôle de conduire ce pays vers les pôles de développement durable. Les responsabilités de l’environnement international ont été très fortes à un moment déterminé. Mais, à partir de la fin du 19e siècle, l’exercice de la capacité nationale devait se manifester – comme cela se manifesta, avec toutes les différences que cela suppose – en République Dominicaine, à la Jamaïque, c’est-à-dire dans des pays qui sont aussi des pays noirs ou métisses; des pays ex-coloniaux victimes de tout un exercice de discrimination et d’exploitation. Mais les élites n’ont pas pu se mettre à la hauteur des impératifs du développement.
R.L. :
J’ajouterais aussi que dès le milieu des années quarante, les pays du Nord ont cherché sérieusement – et ils y sont parvenus – à imposer leurs propres modèles de croissance économique aux pays du Sud. La course à l’augmentation des capacités de la productivité a entraîné la planète sur une pente de détérioration environnementale irréversible. Il s’en est malheureusement suivi un gaspillage phénoménal des ressources naturelles non renouvelables qui a occasionné partout des détresses sociales et des dégâts économiques aux conséquences irréparables. Soudainement, les États capitalistes exportateurs de la pollution industrielle se sont réveillés. Ils ont compris que leurs territoires faisaient partie de la même planète et partageaient les mêmes risques avec les pays qu’ils utilisent comme poubelles pour déverser leurs déchets radioactifs. Ils ont commencé à sonner le tocsin au début des années 1990. Ils ont multiplié les « colloques sur la biodiversité » par ci, par là. Mais le mal était déjà fait. Le tissu environnemental est sérieusement, dangereusement dégradé. Le développement des pays riches s’est fait au détriment des régions périphériques. Mais aussi à leur sien propre! Nous en ferons peut-être le sujet d’un débat au cours d’une autre émission.
G.P.C. :
Je reste à votre disposition… C’est un thème vital qu’il faudrait prendre le temps d’aborder en profondeur.
R.L. :
Merci professeur Gérard Pierre Charles!
Propos recueillis par Robert Lodimus pour son ouvrage « La guerre des lavalassiens ».
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[1] Ruiné et malade, Jean-Claude Duvalier est revenu en Haïti le 16 janvier 2011, après 25 ans d’exil. Il est décédé le 4 octobre 2014 d’une crise cardiaque. La terre a accueilli la dépouille du dictateur le 12 octobre de la même année.